Les huit montagnes, Paolo Cognetti

C’est l’histoire de 2 enfants dans un petit hameau des alpes italiennes hors du temps. Hors du temps ? Pas vraiment. Le temps a vidé Grana de ses habitants, transformé ses baite en ruines, son école en clapier. Seule reste la famille de Bruno, qui monte les vaches à l’alpage l’été et endure la neige l’hiver. Pietro, lui, vient y passer ses étés avec ses parents. Il y découvre la montagne, celle qui fait briller les yeux de ses parents quand elle apparaît au-dessus des immeubles, au bout d’un grand boulevard, en bas, à Milan. Ces parents qui changent de visage avec l’altitude, chacun·e la sienne. Pour sa mère, c’est l’altitude des forêts, des fleurs, des torrents. Elle ne veut pas entendre parler de la neige et des glaciers. Là est l’altitude du père, au-delà des 3000m. Lui veut toujours aller plus vite aux sommets, il rêve de 4000, les prépare, les collectionne. Pietro, son altitude, c’est autour de 2000, quand la végétation se fait rare, que la pierraille prend le dessus.

La tête dans les montagnes
Inssbruck – Octobre 2015

Finalement, cette histoire est l’histoire d’une famille, avec un père taiseux, peu attentionné, qui se révèle père uniquement en altitude, une mère qui a passé sa vie à « cultiver les relations à les soigner comme les plantes de son balcon », et un fils qui navigue entre les deux, un peu taiseux comme son père, qui a toujours su observer et écouter comme sa mère, et toustes amoureux de la montagne. C’est aussi l’histoire d’une amitié qui tient malgré les années de silence et la distance, comme un refuge en montagne qu’on n’a pas préparé pour l’hiver et qu’il faut réparer à chaque printemps, mais qui tout compte fait, tient bon.

Les yeux rivés sur les sommets
Val Ferret, Italie – Octobre 2017

Et puis surtout, cette histoire est l’histoire de la montagne. Celle qui nous a vu grandir, celle qui nous rassérène quand on la retrouve après trop de temps passé dans la vallée ou en ville, celle qui nous fait rêver avec ses torrents, ses glaciers, ses sommets, ses alpages, ses lacs, ses bêtes et ses êtres humains.

Comment décrire ce que la montagne nous fait ressentir ? Les heures d’un enfant passées à explorer un torrent ; nos yeux irrésistiblement attirés vers les sommets qui nous font « pencher la tête sous le pare-brise en posant les mains sur le haut du volant, en s’appuyant la tempe dessus pour contrôler la météo ou étudier [un] versant ou en admirer simplement le profil au passage » ; les anciens qui se rangent sur le côté du sentier pour laisser passer les plus jeunes qui filent vers le haut, ces anciens de qui on apprend tellement quand on prend le temps de s’arrêter, d’échanger quelques mots ou un casse-croûte ; ces sentiers, empruntés des centaines de fois, en toutes saisons, qui nous font « replonger dans nos souvenirs et remonter le cours de notre mémoire. […] Il n’y a rien de mieux que la montagne pour se souvenir. »

Charlot, Haute-Ubaye – HCE 2018

L’émerveillement quand on découvre derrière un éboulement un lac aux eaux de mille couleurs, source du torrent que l’on a remonté des heures durant ; cette sensation d’être hors du temps, hors du monde, et la violence du retour dans la vallée avec ses moteurs et des gens qui courent partout ; la neige ferme du matin sur laquelle on se sent solide et celle de l’après-midi où l’on s’enfonce à chaque pas ; cette neige qui peut passer en un instant de votre terrain de jeu à un piège mortel ; les cairns pour suivre le sentier à vue et l’instinct qui prend le relais quand on n’y voit plus rien ; le vide qui se fait en nous une fois le sommet atteint et nos yeux toujours rivés vers le haut, les lignes de crête, les sommets qu’il nous reste à conquérir ; « la liberté et la joie de l’exploration » en quittant les sentiers tracés pour suivre notre intuition.

La liberté et la joie de l’exploration !
Lac d’Annecy depuis la Sambuy – Janvier 2018

Des mots simples pour des émotions simples mais profondes. Pas besoin d’être en montagne pour que Paolo Cognetti nous y emmène avec Les Huit Montagnes.

C’EST DANS LE SOUVENIR QUE SE TROUVE LE PLUS BEAU REFUGE.

Huit mers et huit montagnes

[Ce vieux népalais] me demanda pourquoi je m’intéressais autant à l’Himalaya. […] Je lui dis qu’il y avait une montagne sur laquelle j’avais grandi, à laquelle j’étais très attaché, et qu’elle m’avait donné envie de voir les plus belles, à l’autre bout du monde.

« Ah, dit-il. Je vois, tu fais le tour des huit montagnes.

– Quelles huit montagnes ? »

L’homme ramassa un petit bâton avec lequel il fit un cercle dans la terre. Le motif était parfait, on voyait qu’il avait l’habitude de le dessiner. À l’intérieur, il traça un diamètre, puis un deuxième, perpendiculaire au premier, puis un troisième et un quatrième, le long des bissectrices, obtenant ainsi une roue à huit rayons. Je me dis que si j’avais voulu arriver à une figure comme ça, je serais parti d’une croix, mais c’est typiquement asiatique de partir d’un cercle.

« Tu as déjà vu ce dessin ? me demanda-t-il.

– Oui, lui répondis-je. Dans les mandalas.

– Exact, dit-il. Nous disons qu’au centre du monde, il y en a un autre, beaucoup plus haut : le Sumeru. Et autour du Sumeru, il y a huit montagnes et huit mers. C’est le monde pour nous. »

Tout en disant ces mots, il traça à l’extérieur de la roue une petite pointe au-dessus de chaque rayon, puis une vaguelette d’une pointe à une autre.

Huit montagnes et huit mers. À la fin, il entoura le centre de la roue d’une couronne, qui devait, pensais-je, être le sommet enneigé du Sumeru. Il jaugea son travail un instant et secoua la tête, comme s’il avait fait mille fois ce dessin mais avait un peu perdu la main dernièrement. Il planta quand même son bâton au centre, et conclut :

« Et nous disons : lequel des deux aura le plus appris ? Celui qui aura fait le tour des montagnes ou celui qui sera arrivé au sommet du Mont Sumeru ? »

Extrait du livre Les Huit Montagnes de Paolo Cognetti