Les loyautés

« Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres – aux morts comme aux vivants – ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, ………………… »

Je ne sais résister à la tentation de partager un extrait du livre Les loyautés de Delphine de Vigan, où il est question de femme au foyer qui devient transparente, de femmes qui ont toutes les raisons de « serrer les fesses » quand elles passent devant 4 types éméchés à 3h du mat’, d’hommes qui eux, n’ont jamais eu à serrer les fesses en croisant des jeunes filles ivres dans la nuit. Où il est question de se désolidariser de son mari qui vous a toujours imposé ses codes, d’enfreindre les règles et de jubiler avec Cécile une fois qu’elle a pris son manteau et quitté ce dîner imposé.

Cette fois, il s’agissait d’un dîner semi-professionnel et mon mari m’a laissée entendre que c’était important pour lui. […] Nous nous sommes installés autour de la table basse pour boire l’apéritif […] et puis, comme toujours, je suis devenue transparente. J’ai l’habitude. […] Une fois que je dis que je ne travaille pas, la conversation glisse sur quelqu’un d’autre et ne revient jamais vers moi. Les gens n’imaginent pas qu’une femme au foyer puisse avoir une vie, des centres d’intérêt, et encore moins des choses à dire. Ils n’imaginent pas qu’elle puisse prononcer plusieurs phrases sensées au sujet du monde qui nous entoure, ni être en mesure de formuler une opinion. […] Assez vite, donc, je suis exclue de l’assemblée. On ne m’adresse plus la parole et, surtout, on ne me regarde plus. […]

Mais ce samedi, au milieu du dîner, mon mari a commencé à raconter une anecdote. William a toujours aimé que l’attention soit concentrée sur lui. […] Mon esprit vagabondait, je suivais de loin ses propos. Il était question d’un congrès en province et d’un dîner très arrosé. Ils s’étaient attardés dehors avec quelques collègues, tous très éméchés, lorsqu’une jeune femme qui avait participé au colloque, mais qu’ils ne connaissaient pas, était passée devant eux. L’un d’eux l’avait interpellée, pour rigoler.

Le ton que William employait pour parler de cette femme m’a sortie de ce flottement intérieur et familier dans lequel je m’étais réfugiée.

« … tu peux me croire qu’elle serrait les fesses ! » a-t-il lancé au moment où je revenais pleinement à la conversation.

Tout le monde a ri. Les femmes aussi. Je suis toujours étonnée que les femmes rient à certaines blagues.

– Ah bon, l’ai-je interrompu, elle serrait les fesses ? Cela te surprend ?

Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre.

– Tu veux que je t’explique pourquoi ?

Il regardait les autres l’air de dire : voilà de quel genre de femme le destin m’a affublé.

– Parce que vous étiez quatre mecs bourrés dans une zone d’activité déserte, pas loin d’un hôtel Ibis ou Campanile quasiment vide. Eh bien oui, William, cela fait sans doute partie des différences essentielles entre les hommes et les femmes, fondamentales, même : les femmes ont de très bonnes raisons de serrer les fesses.

Un silence gêné a parcouru la table. J’ai vu que William hésitait entre me faire préciser ce que je voulais dire […] ou balayer ma remarque d’un revers de main et poursuivre son récit. Il m’a demandé, à peine condescendant :

– Que veux-tu dire ma chérie ?

[…]

Je me suis adressée à William mais aussi aux deux autres hommes de l’assemblée.

– Est-ce que vous serrez les fesses lorsque vous croisez un groupe de jeunes filles manifestement ivres en pleine nuit ?

Le silence épaississait à vue d’œil.

– Eh bien non. Parce que jamais aucune femme, même ivre morte, n’a posé sa main sur votre sexe ou vos fesses ni accompagné votre passage d’une remarque à caractère sexuel. Parce qu’il est assez rare qu’une femme se jette sur un homme dans la rue, sous un pont, ou dans une chambre pour le pénétrer ou lui enfoncer je ne sais quoi dans l’anus. Voilà pourquoi. Alors sachez que oui, n’importe quelle femme normalement constituée serre les fesses lorsqu’elle passe devant un groupe de quatre types à trois heures du matin. Non seulement elle serre les fesses mais elle évite le contact visuel, et toute attitude qui pourrait suggérer la peur, le défi ou l’invitation. Elle regarde devant elle, prend garde à ne pas presser le pas, et recommence à respirer quand enfin elle se retrouve seule dans l’ascenseur.

William m’a observée, étonné.

Ma chérie, ne dis pas n’importe quoi, tu ne sors jamais seule, et encore moins la nuit.

– Il n’est peut-être pas trop tard pour commencer. Je vous remercie pour cet excellent dîner, mais je dois dire que la conversation m’ennuie un peu. D’ailleurs, c’est ce que tu me diras dans la voiture, si je rentre dans deux heures avec toi : « Mais qu’est-ce qu’ils sont chiants ! » N’est-ce pas, mon chéri ?

Quelques minutes plus tard, j’étais dans la rue et je riais toute seule.

Pour la première fois, j’avais enfreint les règles. Je m’étais désolidarisée de mon mari. Je dois dire que je me suis rejouée la scène plusieurs fois. […] J’ai marché un peu avant d’interpeller un taxi. Je riais encore en m’asseyant sur la banquette arrière.

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