CEUX QUI REGARDENT DANS LA MÊME DIRECTION

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Partage d’une des Nouvelles du Yémen extraite du bouquin ci-dessus « Qat, Honneur et Volupté » par Sébastien Deledicque.

CEUX QUI REGARDENT DANS LA MÊME DIRECTION

Hadramut

à Charles D.

Sourires polis mais malicieux, épaules voûtées, regards par en dessous quoique francs et honnêtes, confiance accordée, dos raisonnablement et volontiers courbés des hommes qui n’ont guère que la rudesse de la nature à affronter. À l’expression de tous ceux qui sortaient du majlis du chef du comité de l’eau se lisaient aisément et les caractères de ces hommes et l’ambiance qui les liait à cet instant. En un mot, c’était là un village d’humbles regroupé pour un événement positif autour du souriant chef de mission d’une ONG étrangère.

Une fois rechaussée, la petite troupe traîna dans la courette, le temps que le chauffeur aille déposer le vieux fusil à poudre siglé Manufacture de Saint-Étienne, remis en cadeau quelques instants plus tôt à l’expert étranger. Les hommes rigolaient entre eux, quelques-uns racontant des anecdotes locales à leur hôte, tandis que les enfants demeuraient des plus sérieux, comme s’ils étaient soucieux de prouver qu’ils restaient maîtres de leurs émotions, qu’ils se gouvernaient d’une main sûre et ferme et, partant, étaient déjà des femmes et des hommes, eux aussi.

Bien qu’elle parût au premier abord un ensemble uni et harmonieux, la troupe réunie là, en vérité, représentait un grain de sable dans le désert. Au fin fond d’un des wâdî géants qui crevassent l’Hadramaut, les hommes sont minuscules, infiniment minuscules. Leur territoire, ils l’ont nommé : « Présence de la mort ».

Le village aux maisons-tours aussi brunes que leur environnement, aux briques de terre sèche ornées comme dans le reste du pays de décorations diverses, affirmait deux caractères complémentaires, rappelant ceux des habitants : une modestie discrète et pudique (son rapport à la nature) et une fierté assurée (son rapport aux autres hommes). Le hameau se lovait, cerné sur trois côtés par des falaises érodées presque parfaitement égales. Blotti dans ce cirque à mi-distance de chacune des falaises, le village se tenait à l’écart des chemins de l’eau, sur une butte qui à l’époque des pluies se transformait en île. Une butte ocre, de la couleur des maisons, contrastant avec la blancheur éclatante du lit asséché de la paire de cours d’eau filant à son pied, tous deux larges et fiers, prenant leurs aises dans la vallée qui leur devait tant.

L’assemblée cheminait maintenant en tapant régulièrement les gros galets du bout usé de ses sandalettes, et l’étranger, un sourire généreux sur les lèvres, suivait les villageois sans songer à accélérer le pas. Il prenait un plaisir évident à marcher lentement, les mains derrière le dos, le regard se baladant du sol aux falaises brunes, des faces crevassées et honnêtes des villageois au ciel d’un bleu parfait, juste habité de temps à autre par un oiseau de proie.

Pourtant, au cœur de ces régions reculées, les employés des ONG le savaient, le développement, on s’en méfiait. D’un village à l’autre, on n’accueillait les projets nés à l’extérieur qu’avec parcimonie. Ces régions ne connaissaient qu’une seule et unique ligne de vie : prolonger. Une voie, une façon d’être et de faire, a été tracée une fois pour toutes ; il suffit pour vivre d’en suivre le rythme et les préceptes. Avec sagesse et docilité. De bon cœur. Sans rébellion ni arrogance. Alors qu’il avait passé des années à creuser des puits, à installer des pompes à eau, à poser des kilomètres de tuyaux de plastique, en ce jour l’étranger ressentait un sentiment aussi inédit qu’agréable. Quand bien même il n’avait alors, pour la toute première fois de sa carrière, rien apporté de nouveau. Hormis fournir une journée un bulldozer et quelques études techniques, par ailleurs probablement inutiles. Enfin, quel sentiment aujourd’hui ! songeait-il en se laissant aller avec bonheur au rythme des pas des villageois, lesquels gagnaient en enthousiasme à mesure que la petite troupe approchait de leur projet finalisé ; ce drôle de projet dont l’étranger n’avait tout d’abord convenu que par curiosité (ils avaient tant insisté… à en devenir agaçants !). Enfin, comme cet instant était différent. Différent des jours où il supervisait l’installation d’une pompe ou le creusement d’un énième puits, toujours plus profondément, et que les villageois traînaient autour de lui des mines renfrognées, comme s’ils ne se soumettaient qu’à contrecœur et, qu’au fond, ils peinaient à croire que la nouveauté qu’on leur offrait était un réel cadeau …

Presque au pied de la falaise orientale, à vue d’homme, même en portant un regard attentif, distinguer une différence de couleur eût été malaisé, mais vu depuis les airs se distinguait le tracé du cours d’eau qui à la saison des pluies se jetait depuis le haut de la falaise.

Là, la petite troupe s’arrêta, les sourires et l’enthousiasme laissant place à une sorte de solennité bon enfant, surtout, un mélange de modestie et de fierté rappelant de nouveau les demeures de terre du village, et qui décidément devait constituer l’âme des hommes peuplant ces majestueuses vallées. L’étranger plissa son regard, sentant tout d’abord se poser sur lui les yeux des villageois, juste avant que tous s’abandonnent à contempler leur œuvre commune. À regarder dans la même direction. Avec la même patience, la même attention, et la même intention. Chez l’étranger, outre la satisfaction, errait aussi une interrogation à laquelle, instinctivement, il refusait déjà toute importance : en vérité, qu’avait-il apporté ici ?

Pour sûr, le contentement l’emportait. Il était là le réservoir qui ne payait pas de mine, la retenue d’eau faite de pierre et de terre. Elle était là, oui, sous les yeux de l’étranger, l’œuvre commune. Héritage d’un art ancestral : la maîtrise de la fuyante, essentielle et féconde pluie. Ce karîf, comme le désignaient fièrement les villageois en le pointant du doigt. Brut. Ridicule de simplicité. Parfaitement efficace.

Et scientifiquement parlant… vu l’état des nappes phréatiques du pays… c’était sûrement ça, l’avenir, songeait l’étranger comme une heureuse révélation, tout en saluant intérieurement l’improbable et sage obstination des villageois. Cette obstination brute. Ridicule de simplicité. Parfaitement efficace.

4 réflexions sur “CEUX QUI REGARDENT DANS LA MÊME DIRECTION

    • Bonjour Sébastien ! Je suis ravie de savoir que vous êtes arrivé sur mon blog 🙂
      J’avais acheté votre livre au Grand Bivouac à Albertville et j’ai vraiment aimé le lire. J’ai apprécié le récit sans jugement qui m’a permis de me sentir moi-même spectatrice de ces scènes, comme si j’y étais.
      J’espère maintenant avoir la chance de découvrir un jour le Yémen paisible que vous racontez, en espérant qu’il le redevienne… 🙂

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